04.05.22

Changer profondément le système plutôt que de le détruire ou de le conserver ?

En février 2022 Ellyx publiait dans le cadre du LabCom Destins la collection "Générer l’innovation sociale au service de la Société", fruit de ses travaux de recherche sur l’innovation sociale de rupture. Cet article s’inspire du 1er volume "Les conditions d’émergence de la transformation sociale". 
Temps de lecture : 10 minutes

Si le rôle de l’innovation en matière de progrès social est communément admis, il est de plus en plus questionné dans un présent incertain, malmené par les crises environnementale, économique, sanitaire, sociale et géopolitique. Les alertes sont nombreuses et impliquent des choix importants : faut-il ralentir ou accélérer Moraliser ou remettre en cause le modèle dominant ? Favoriser une culture de la maintenance (voir ici et ) ? Intégrer l’utilité sociale comme corollaire de l’innovation ?

Il est intéressant de mettre les critiques visant l’innovation technologique en perspective avec les enjeux de l’innovation sociale. La question centrale ici est celle de la finalité : innover pour quoi faire, pour quel projet de Société ? Nous pourrions nous réjouir de voir l’innovation sociale prendre enfin le relais, tant les besoins sont nombreux pour parvenir à construire un monde plus juste et durable. Mais ce serait ignorer une lassitude similaire qui se répand parmi les acteurs du secteur, face à une tendance qui privilégie les « nouveautés » avec un impact social limité, sans apporter de réel changement de fond.

Face à des enjeux sociétaux lourds, l’innovation sociale ne risque-t-elle pas de se révéler anecdotique ? Ou faut-il se féliciter de sa capacité à proposer des bénéfices limités mais réels et rapides sur le terrain ?

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, petit retour en arrière : des visions antagonistes ont jusqu’alors présidé à l’émergence et la diffusion de la notion d’innovation sociale. Nous trouvons d’un côté des approches entrepreneuriales ou « par projet » (voir les dispositifs La France s’engage ou les Pionniers French Impact) et de l’autre des approches par les aspirations ou le processus (citons par exemple les initiatives d’habitats communautaires au Québec). Si les premières passent plus facilement pour apolitiques, il n’en demeure pas moins qu’elles véhiculent un ou plusieurs projets de Société. Les initiatives qui en découlent tendent à proposer des modèles qui se veulent plus engagés que réellement transformatifs. Les secondes explicitent davantage leurs valeurs, voire leur militantisme, et expérimentent des façons de faire qui apparaissent plus alternatives. Si l’envie d’innover est là, il est possible de se demander si partie d’entre elles ne renoncent pas à transformer le système, en se développant en marge de celui-ci.

Face à des enjeux sociétaux lourds, l’innovation sociale ne risque-t-elle pas de se révéler anecdotique ? Ou au contraire, faut-il se féliciter de sa capacité à proposer des bénéfices limités mais réels et rapides à travers des projets de terrain ?

Institutionnaliser pour mieux changer ?

Un des premiers effets structurants de la reconnaissance de l’innovation sociale, c’est son institutionnalisation avec, notamment, la formalisation d’un cadre législatif (Loi de juillet 2014 sur l’Économie Sociale et Solidaire) et le déploiement de dispositifs publics d’appui par l’État et les collectivités territoriales. Les financements, les projets et les expertises se sont multipliés pour soutenir des initiatives variées et principalement privées. Un ensemble de moyens est donc mobilisé sans pour autant que les finalités au service desquelles il se déploie ne fasse réellement l’objet de débat. 

L’innovation sociale s’est imposée à partir d’un discours performatif liant efficacité économique (l’imaginaire de l’innovation) et progrès social (l’imaginaire de la solidarité)

L’innovation sociale se décline finalement comme un mot d’ordre assez consensuel. D’une part, l’innovation sociale est touchée par un phénomène de dépolitisation, qui voit l’engagement sociétal se distinguer des luttes se déroulant dans les arènes politiques. Contrairement aux acteurs classiques qui combattaient pour le progrès social, notamment les syndicats ou le milieu associatif, les tenants de l’innovation sociale se positionnent à distance de la conflictualité politique. D’autre part, l’innovation sociale s’est imposée à partir d’un discours performatif liant efficacité économique (l’imaginaire de l’innovation) et progrès social (l’imaginaire de la solidarité), assurant des formes de synthèse entre des acteurs issus de culture politique différente.

La contrepartie est un certain éloignement par rapport aux mouvements sociaux d’ampleur (citons par exemples les marches pour le climat, les Gilets jaunes, #MeToo…) et la sensation de s’en tenir parfois à des initiatives louables mais pesant faiblement face à un ensemble de malaises sociaux persistants qui ne peuvent être ignorés. Si bien qu’il est possible de se demander si l’institutionnalisation de l’innovation sociale ne risque pas tout simplement de s’opérer au détriment de sa capacité de transformation sociale.

Des innovations sociales de rupture pour régénérer la Société

Si l’heureuse et bénéfique créativité qui a longtemps porté l’innovation sociale est désormais reconnue, elle connaît aussi des ralentissements. Dans leur souci de structuration et d’organisation de l’innovation sociale, les dispositifs d’appui prennent le risque d’enfermer l’innovation sociale dans une étiquette sectorielle. Or circonscrire l’innovation sociale à un secteur balisé, réservé aux acteurs de l’économie sociale et solidaire et/ou de l’entrepreneuriat social, revient à limiter ses capacités de transformation. Une autre approche de l’innovation sociale est pourtant possible, à condition de ne pas la considérer comme une niche mais comme la réunion d’un ensemble d’expertises au service de l’élaboration de nouvelles façons de faire société. Toutes les organisations publiques et privées doivent être considérées comme co-responsables, à leur niveau, pour porter les transformations à la hauteur des défis qui sont les nôtres aujourd’hui.

La régénération porte en elle une promesse qui pourrait sembler paradoxale mais pourtant parfaitement cohérente : celle d’une transformation radicale qui compose avec le passé.

Au sein d’Ellyx, nous défendons la voie de la régénération qui nous semble offrir une direction à la fois pragmatique, durable et ambitieuse. Le verbe régénérer est en effet porteur d’une double signification, à cheval entre le ressourcement et la renaissance. Au sens propre, il témoigne de la capacité, notamment d’un biotope ou d’un organisme vivant, à « produire, former de nouveau ; rétablir dans ses qualités originelles »* après une altération ; au figuré, il fait écho à l’action de « renouveler, réformer une société, un système de façon radicale pour l’améliorer »*. La régénération porte ainsi en elle une promesse qui pourrait sembler paradoxale mais pourtant parfaitement cohérente : celle d’une transformation radicale – du latin radicalis, « qui se rattache à la racine » – qui compose avec le passé. En somme, plutôt qu’une révolution, une évolution capable de conserver le meilleur pour tendre vers un idéal sublimé. 

Une vision systémique qui repose sur une coopération d’acteurs

Nous faisons le pari que l’agent de cette régénération est l’innovation sociale de rupture; celle qui est en capacité d’inspirer et de bouger les cadres de référence pour répondre aux besoins de la Société ; et de bousculer les codes d’un modèle qui, par son fonctionnement même, entretient les causes dont l’innovation sociale aurait vocation à corriger les effets. Aujourd’hui plus que jamais, nous pensons que cette ambition de régénération est nécessaire et qu’elle doit être globale, inscrite dans une logique systémique, co-construite dans un cadre coopératif en visant le bien commun

En ce sens, cette vision de l’innovation sociale s’écarte résolument d’initiatives trop complaisantes à l’égard d’un modèle de développement non soutenable, basé sur le consumérisme, l’épuisement des matières premières, ou encore le creusement des inégalités sociales. Cette vision de l’innovation sociale entend également se distinguer de la production d’alternatives qui, tout en dessinant d’autres voies possibles, s’opèrent en marge d’un système qu’elles laissent inchangé dans ses lignes de force. 

L’ ambition de régénération de la Société doit être globale, systémique et construite dans un cadre coopératif en visant le bien commun

Ni attente passive, ni sécession désabusée, l’innovation sociale de rupture vise la mise en œuvre de transformations à la hauteur des défis climatiques, sociaux et sociétaux du XXIème siècle. L’horizon opère sur cette ligne de crête entre, d’une part, la nécessité de transformer, et d’autre part, le besoin impérieux de conserver une éthique du bien commun en bref, changer profondément le système plutôt que de le détruire ou le conserver.

En savoir plus Lire Les conditions d’émergence de la transformation sociale

*  SOURCE : Dictionnaire de l’Académie Française

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